La Table Ronde, espace de rencontre emprunté à la légende arthurienne, permet aujourd’hui encore de se questionner ensemble sur les valeurs de notre société comme sur les défis à affronter tout en offrant un échange équitable entre les participants. Lors de la dernière édition du Festival Femmes en Montagne en novembre 2023, nous avons donné la parole à Bouchra Baibanou, Nathalie Bondetti, Nasima Zirak et Clélia Compas, qui se sont interrogées sur l’accessibilité en montagne de nos jours.
Les intervenantes de la table ronde sur l’accessibilité en montagne :
Nathalie Bondetti Lafrie : Entrepreneuse dans l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) et praticienne narrative, elle est à l’origine du projet Trek4Good et co-fondatrice de l’association W(e)Talk. Ses journées sont rythmées par l’organisation d’évènements pour développer “l’empowerment” des femmes par la pratique sportive et la solidarité. Son projet Trek4Good, porté par Bouchra Baibanou, permet de “rendre visibles les réflexions et actions des femmes dans leur pluralité et proposer plusieurs modèles de réussites et d’inspirations possibles”.
Bouchra Baibanou : Alpiniste professionnelle et protagoniste du film The Peak diffusé lors de l’édition 2023 du Festival, Bouchra est ingénieure de formation. Connue pour être la première alpiniste marocaine et nord-africaine à gravir les 7 plus hauts sommets de chaque continent, elle est aussi l’auteure du livre “Mon chemin vers les sept sommets du monde”. Celui-ci, paru en 2021, relate son voyage spirituel vers les hauts sommets ayant aussi fait l’objet du film The Peak réalisé par Medhi Mounia.
Clélia Compas : Doctorante en anthropologie sociale sur les questions migratoires, elle est fondatrice et présidente de l’association Yambi qui développe la pratique des sports de montagne comme outil d’intégration pour les personnes réfugiées. Des sorties en montagne sont régulièrement organisées et l’ascension du Mont Blanc par un groupe est organisée une fois par an. En parallèle, elle est aussi cofondatrice et présidente de l’association Corridor Citoyen visant à l’origine à coordonner l’acheminement de matériel médical et de première nécessité en Ukraine ainsi qu’à l’évacuation d’une petite centaine de personnes à bord de vans.
Nasima Zirak : Membre de l’équipe de snowboard afghane récemment arrivée en France en raison du retour au pouvoir des Talibans dans son pays natal. Nasima est la première femme afghane à avoir gagné la médaille de bronze des Jeux d’hiver en février 2022 au Pakistan. Pratiquant aujourd’hui son sport dans la région d’Annecy, elle est membre de l’association Yambi.
SOMMAIRE :
- La solidarité comme valeur principale de la montagne
- La montagne, une source d’inspiration pour chacune d’entre nous
- La femme, une minorité en montagne – de l’Orient à l’Occident
- L’accessibilité en montagne grâce aux sponsors et aux financements
La solidarité comme valeur principale de la montagne
Cette Table Ronde met en avant quatre profils féminins et deux associations – Trek4Good et Yambi – qui ont mis la solidarité et la montagne au cœur de leurs vies. Elles perçoivent la solidarité comme une valeur inhérente et essentielle des pratiques en altitude. Grâce à elles, nous découvrons comment cette solidarité peut prendre place et proposer une image plus inclusive de la montagne, notamment en changeant le narratif associé. Il s’agit donc de modifier les histoires que l’on conte, de manière à faire prendre conscience à chaque minorité, femmes y comprises, qu’elle a sa place en montagne et qu’il est possible pour elle d’y accéder.
Clélia Compas invoque la nécessité “d’une petite impulsion pour donner confiance” aux minorités, de manière à ce qu’elles “s’approprient un nouvel environnement” mais aussi l’importance de “remettre de la pluralité dans le narratif ». Clélia Compas, en réponse aux pratiques individualistes, précise que “Tout le monde n’a pas envie d’aller en montagne pour battre des chronos, mais c’est ce qui est de plus en plus mis en avant”. Les sommets représentent, avant tout, un moyen de prendre du temps pour soi, de partager un moment convivial, de se reconnecter à la nature alors que ces dernières années, les nombreux défis portés par des sportifs ont pu donner l’impression qu’il y avait une volonté d’aller toujours plus haut et toujours plus vite.
En plus de cette solidarité, les intervenantes veulent interroger la conception du loisir qui doit être vue comme une condition essentielle pour accéder au bien-être personnel. Les sports de montagne, en tant que loisir, permettent d’améliorer la santé physique et mentale des participants, ce qui est essentiel quand on sait que les immigrés souffrent régulièrement de précarité. En plus d’être un loisir, la montagne est également un soin, dans le sens où elle aide à se reconstruire. Se sentant mieux, les pratiquant⋅es retrouvent l’envie d’être actifs et de se réaliser. Ces associations nous permettent une réflexion essentielle à propos de l’intégration : il s’agit de percevoir l’intégration sociale et culturelle comme la première étape de l’intégration dans un pays, alors qu’elle est actuellement vue comme l’une des dernières.
Finalement, comme le disait Johanne, guide au sein de l’association Yambi “l’Alpinisme, c’est un sport solitaire qui se joue en équipe” et par conséquent un sport solidaire.
La montagne, une source d’inspiration pour chacune d’entre nous
La montagne est donc une manière de développer une valeur centrale de nos sociétés, la solidarité, tout en servant de moteur et d’inspiration à celles et ceux qui s’y rendent. Nous nous devons toutes et tous d’être des accompagnateurs pour les autres. Il s’agit d’inspirer par nos pratiques tout en invitant des personnes remarquables, capables de partager leur expérience. C’est pour cela que les associations font venir des entrepreneurs et des sportifs inspirants pour parler de leurs expériences et de leur récit de vie.
Par exemple, Orianne Aymard – qui a grimpé l’Everest en 2023 – est venue partager son expérience avec d’autres femmes pour leur montrer que c’est possible pour tout un chacun. Elle a pris le temps de parler de la résilience qu’elle a dû montrer pour y parvenir. On peut aussi parler des deux ambassadeurs de l’association Yambi – Marion Haerty et Léo Slémett – ainsi que de la marraine de l’association, Christine Jannin. Marion est quadruple championne du monde dans la catégorie Snowboard freeride tandis que Léo est un freerider qui a gagné la Freeride World Tour en 2017. Christine Janin, quant à elle, est la première femme française à réaliser l’ascension de l’Everest en 1990. Toutes ces personnalités, par le temps consacré à l’association, permettent aux participant⋅e⋅s de rêver.
Si nous reprenons les mots de nos intervenantes, Bouchra Baibanou raconte que “La montagne est une manière de développer la confiance en soi.” Elle soutient que c’est par un dépassement de soi que nous acquérons une meilleure estime personnelle. Elle a eu le déclic lors d’une randonnée qu’elle a faite pendant une colonie de vacances. Peu de temps après, elle a entendu parler du Mont Toubkal – le point culminant du Haut Atlas (4167m) – et s’est donnée un défi. Dès le début, elle a pris conscience du fait que sa démarche était audacieuse et qu’elle risquait de choquer certaines personnes. Quelques années plus tard, elle a décidé de monter le Kilimandjaro avec l’idée de réaliser les sept sommets du monde, même si l’Everest paraissait encore invraisemblable.
À présent, elle est elle-même une source d’inspiration car “les femmes peuvent chercher plus à être accompagnées dans un cadre sécuritaire” quand les familles des jeunes filles veulent être rassurées. Pour elle, “il faut que les femmes s’entraident entre elles pour assurer une accessibilité, rassurer les familles et changer les mentalités”. Considérant la montagne comme “son maître spirituel”, Bouchra Baibanou conclut sur la persévérance, la résilience, la détermination et la liberté que sa pratique lui a apportée.
Pour Nathalie Bondetti, la passion vient d’une tradition familiale à laquelle elle est revenue. Elle a toujours senti le besoin de se sentir connectée à la nature. C’est sa manière d’être avec les autres. Elle insiste sur l’importance de remettre les enfants dehors et la richesse des expériences en montagne qui “nous apprend à nous reconnecter à nous, ainsi qu’à la nature et à développer des compétences socio-sociales, dont le leadership, tout en ayant un regard à 360 degrés”.
Clélia Compas a toujours connu la montagne et apprécie de s’y rendre pour se ressourcer. La montagne est une manière de nous ramener à une certaine forme d’humilité, notamment en nous rappelant notre petitesse humaine. C’est sa nounou, une réfugiée du Burundi qui était passée par les montagnes, qui lui a donné l’envie de faire découvrir ce lieu comme un lieu de loisir au-delà d’un lieu de déplacement. Yambi, le nom de l’association, signifie d’ailleurs ‘je t’embrasse, je veille sur toi’ en Kirundi. Il s’agit d’un accueil bienveillant de l’autre. En tant que doctorante sur les études migratoires et ancienne consultante à l’ONU, elle n’aurait pas pu viser un public différent pour son association. Pour Clélia , partager la montagne est avant tout une vocation.
Nasima Zirak, quant à elle, y voit une manière de s’échapper du quotidien. La montagne est l’endroit où elle peut vivre sa liberté : elle peut être elle-même et faire ce qu’elle veut. C’est donc une manière de se donner de l’énergie.
On remarque donc que les femmes sensibilisées le sont régulièrement depuis un jeune âge. Et c’est bien pour cela qu’il est indispensable de féminiser la pratique en montagne, partout et en tout temps. S’il est indispensable que la montagne soit un lieu partagé, c’est parce qu’elle “permet la réappropriation du corps, de ce que l’on est dans un espace public”.
La femme, une minorité en montagne – de l’Orient à l’Occident
Les femmes ont leur manière d’aborder la montagne et les nouvelles pratiquantes ont besoin d’un cadre sécuritaire que les hommes ne leur fournissent pas toujours. De manière générale, comme le souligne Clélia Compas « la montagne est plus difficilement accessible à toute personne qui n’est pas un homme blanc ; ça reste un univers très masculin, très blanc et très privilégié parce que c’est cher, qu’il faut s’équiper, qu’il faut avoir les connaissances et qu’il faut avoir le réseau parce que la montagne, c’est dangereux. » En résumé, la montagne en tant que loisir reste encore un milieu peu diversifié et difficile d’accès selon les cultures, la situation sociale et les moyens matériels de chacun. Nombre de ces freins excluent des personnes à aller en montagne durant leur temps libre.
Les loisirs en plein air comptent encore une majorité de pratiquants occidentaux, ce qui laisse peu d’accessibilité aux pratiquants venus d’ailleurs. Bouchra Baibanou a elle-même témoigné du manque de représentation des minorités dans sa pratique de l’alpinisme qui compte majoritairement des pratiquants occidentaux. Le contexte culturel joue ici un rôle crucial dans des zones géographiques où les sports de montagne ne sont pas répandus et développés.
Comme Nathalie Bondetti Lafrie l’a mentionné, la montagne est parfois accessible, mais par nécessité et non par évidence en tant que loisir. En accompagnant des femmes invisibilisées dont l’accès à certains sports ou espaces est restreint, Nathalie souhaite développer les potentiels de la jeunesse et des femmes dans leur pluralité. Son idée est de « briser ces plafonds de verre ou ces barrières culturelles » qui peuvent subsister dans notre société.
L’accessibilité en montagne peut aussi être restreinte pour des raisons politiques qui restreignent les droits et l’émancipation de certaines personnes, comme les femmes en Afghanistan. « Avant l’arrivée des talibans au pouvoir, le pays avait commencé à accepter les femmes en extérieur, dans le milieu du sport et même dans les bureaux », a expliqué Nasima Zirak. Sans remontée mécanique et équipements adéquats, cette snowboardeuse de l’équipe afghane a montré une pratique des sports de montagne demeurant très peu accessible avant même l’arrivée des talibans au pouvoir. Une accessibilité qui a encore été davantage mise en péril qu’auparavant par cette prise de pouvoir, en particulier pour les femmes. Nasima a souligné que ce changement impacte la vie quotidienne des femmes qui voient leurs droits bafoués. Cette exclusion des femmes de la vie publique pousse certaines, comme Nasima, à quitter l’Afghanistan.
La démocratisation des pratiques sportives à la portée de tout public est décisive pour l’intégration des personnes exilées dans des zones géographiques comme la Savoie. Clélia Compas a expliqué le paradoxe de ces personnes qui «vivent dans les Alpes, mais n’ont pas accès aux Alpes ». Au sein de son association Yambi, elle les accompagne tout au long de leur pratique dans un univers qui leur est complètement inconnu et qui n’est pas autant démocratisé dans leur culture. Cette pratique sportive est, en particulier pour les femmes, un moyen de redécouvrir leur corps d’une façon différente. Pour leur permettre de participer plus facilement, elle propose des sorties mamans-enfants. C’est bénéfique pour toute la famille : non seulement pour les mamans, qui peuvent se libérer et passer des moments seules, mais aussi pour les enfants, qui ont rarement accès à ces activités coûteuses de la région. En leur permettant de skier, ces enfants s’intègrent mieux dans leur milieu scolaire.
« Nous qui connaissons la montagne et la pratiquons, prenons le temps de la faire découvrir aux personnes qui ne la connaissent pas et qui ne la pratiquent pas ». En mettant l’accent sur la solidarité et le partage, Clélia Compas insiste sur la nécessité de diversifier et démocratiser la pratique des sports de montagne pour tous les publics.
L’accessibilité en montagne grâce aux sponsors et aux financements
Pour ce faire, les organismes ont profité au maximum de l’effet boule de neige, c’est-à-dire qu’ils se sont mis en lien avec des travailleurs sociaux et des foyers d’accueil pour proposer certaines activités qui ont attiré un public de plus en plus vaste. En plus de ces actions directes, les réseaux sociaux ont permis de rendre les associations visibles. Certains de leurs membres cherchaient à rencontrer du monde grâce à une organisation locale.
De manière générale, les intervenantes insistent sur la diversité des aides et soutiens, ce qui est très positif même si chaque association essaie au maximum de s’autofinancer. Les membres participent d’ailleurs aux coûts de leur activité. Pour certaines actions, Yambi a réussi à financer leur ascension du Kilimandjaro grâce à un Crowdfunding par exemple. En plus de cette aide ponctuelle, les différentes associations reçoivent des aides sociales et s’associent à des entreprises de montagne qui participent en tant que sponsors privés.
Globalement, Nathalie et Clélia sentent une réelle envie de promouvoir l’accessibilité en montagne, tant de la part du personnel de montagne que des stations ou encore des entreprises. Les guides et les moniteurs proposent régulièrement des sorties de manière bénévole, quant à certaines stations de ski, elles offrent des forfaits et un équipement pour les participant⋅e⋅s. Les marques telles que Salomon, Fusalp et Patagonia montrent également leur désir d’aller vers une montagne plus inclusive, notamment en choisissant des personnes engagées plutôt que des sportifs de haut niveau pour leurs magazines publicitaires.